Faire le dos rond

Publié le par Bertrand Guillonneau

Bien sûr il faut que je revienne encore et encore sur cette collision, cet événement qui aura je le sais une influence décisive sur mon expérience face à la vie. Y revenir encore pour en épuiser l'absurde et en fonder définitivement une histoire personnelle et non un simple hasard de vie. Sans la littérature, disait Georges Perros, on ne saurait pas ce que pense un homme quand il est seul, m'y voila.

La collision en tant que telle me semblait déjà improbable en mer, comment imaginer une seule seconde que dans l'immensité de l'eau, de la nuit, il reste statistiquement envisageable de se cogner contre un autre bateau? Des bateaux pourtant je sais qu'il y en a plein, des pêcheurs, des tankers et autres vraquiers comme celui pour lequel je me suis dérouté la veille en pleine nuit à la latitude de Bordeaux, et puis donc des plaisanciers qui comme moi se promènent ou courent. Je connaissais les pêcheurs et les gros cargos, je savais la crainte qu'ils engendrent et comment jusqu'à présent à peu près les éviter, j'ai entendu parler des baleines que j'ai vues si nombreuses quand la mer était plate et que l'on blesse parfois d'un coup de quille. Mais pas d'autres bateaux à voile, donc.

D'abord, il y a l'immédiate incongruité de la situation, comment ici, au large dans le Golfe de Gascogne, un bateau dont je ne sais rien soit contre le mien? Ensuite un rapide coup d'oeil qui permet de comprendre que mes espérances de course sont anéanties et enfin l'urgence de la réparation avant que tout n'empire. L'urgence de la sécurité, la mienne et celle de cet autre inconnu, et puis le refuge dans le sommeil à nouveau, comme pour écarter cette parenthèse, n'en faire qu'un mauvais rêve, la réduire à néant dans la conscience du temps. Réduire ce choc, cette peur, cet abandon, les faire tous disparaître, et moi aussi par la même occasion, comme une manière de se diluer, une approximation du suicide qui résoudrait tout puisqu'il ne resterait alors rien.

Ce qui étonne en premier c'est l'extrême lucidité de la situation même si le sommeil fut court (17, 18 minutes?) qui illumine soudain l'esprit après cette dernière pause quand j'ai dépassé la flottille des pêcheurs espagnols qui draine laborieusement la mer.
Immédiatement je suis là, conscient, les sens singulièrement avertis de ce qui se passe, je vois tout, je sais exactement à ce moment précis la suite des événement. Une silhouette qui sort de la cabine et qui comme moi est surprise, je vois sa tête se pencher en arrière et regarder en haut, sans doute prendre conscience de cette réalité, vérifier que mes feux de navigation sont bien allumés en tête de mât, et moi alors qui fait de même instinctivement et ne vois rien sur le mât -GB me dira ensuite que son feu de hune était allumé, je ne le sais pas- mais des lumières à plat-pont, sans doute ses feux de route et la lumière allumée dans sa cabine, une masse informe d'un bateau de type anglais des années 1970 ?, fait pour la croisière familiale et sans doute confortable, je sais immédiatement qu'il ne s'agit pas d'un concurrent mais d'un plaisancier qui navigue par là, en vacances lui peut-être quand moi je me crois en plein effort qui aspire toute mon énergie, les deux coques au contact qui glissent l'une sur l'autre et se détachent, et je crois distinguer à sa poupe une annexe relevée, et puis alors dans les airs des câbles, des écoutes qui sifflent comme les lanières d'un mât de cocagne. À l'avant de mon bateau je vois les filières molles, le balcon arraché et c'est l'étais qui se balance, sectionné, puis à l'arriere le pataras qui vole dans le vent et la bôme sous le vent, fasseyante dont le pouleillage de l'écoute de grand voile comme arraché de son rail. Je hurle des “Merde” retentissants au vent, à la mer, à ce bateau de mauvaise rencontre, à ma part de vie qui s'arrête là au milieu du Golfe de Gascogne quand je savais que je passerais le lendemain le Cap Finisterre et infléchirais ma route pour trouver les vents portant des alizés portugais.
Voila, en une seconde mon histoire-là est terminée. Je pense à tous ceux qui m'ont fait confiance et que je décevrais, ce temps passé à rêver, près de deux ans à enrôler tout mes amis, ma famille dans mon aventure personnelle, mais cela me traverse qu'en éclair, je sais que j'aurais bien du temps plus tard pour ressasser tout cela, en tirer les conséquences, apprendre une leçon de vie; j'entends mon réveil qui sonne... Instinctivement je sais ce que j'ai à faire, arrimer l'étais sur le mât pour ne pas me faire fouetter par cette arme de métal et dont les gendarmes peuvent me blesser à tout moment -je pense en fulgurance a cette scène de Victor Hugo,1793?, quand un canon détaché pendant un combat naval tue et écrase ses servants- et installer mon bas-étais pour tenir le mât dans le vent qui souffle à 20 nœuds en ce moment, affaler alors le génois et l'enfourner dans la cabine puis arrimer les deux drisses de spinnaker pour soutenir encore mieux le mât. Je regarde le pataras et c'est le textile qui a rompu sans doute par le choc quand le mat a fouetté d'avant en arrière au moment de l'arrêt brutal alors qe Zinzolinl avançait entre 6 et 7 nœuds au bon plein dans le vent. Je cherche un bout pour remplacer le textile et je me vois faire consciencieusement les nœuds, et les refaire même car ils ne me semblent pas jolis, quelle dérision, mais le sentiment que tout ce que je fais doit être fait parfaitement sinon rien n'aurait plus de sens, couper la longueur en trop et me faire la réflexion que je devrais brûler cette extrémité avant qu'elle ne s'effiloche. J'entends a la VHF les appels sur le canal 16 d'une voix de femme et je me dis que ce n'est pas le moment de répondre, que j'ai autre chose de plus urgent à faire, sauver mon bateau, me sauver aussi d'un accident plus grave que serait la chute de mon mât. Je récupère le palan de grand-voile, je cherche une manille et je m'énerve à comprendre que celles que j'ai sont trop petites, que je ne peux malgré mes effort arrimer le palan au rail d'écoute de Grand-Voile, je prends alors de la garcette et fixe au moins temporairement mon écoute pour que le bateau soit navigable puis fuir au largue. Alors seulement je réponds à la VHF, échange improbable poli et calme d'information sur les avaries avec une voix féminine venue de nulle part, apprendre l'existence d'une voie d'eau qu'un autre équipier écarte avec une voile passée sous la coque et pourra pomper sans problèmes, nos noms, nos coordonnées de téléphone portable circulent au milieu de rien au-dessus de la houle atlantique, m'assurer que le bateau de GB n'est pas en danger, qu'ils n'imaginent avoir pas besoin de mon aide, qu'ils n'abandonnent pas leur navire et demander à deux reprises leur autorisation de quitter la zone. Je me déroute donc, repartant au portant devant les pêcheurs espagnols, j'envoie un message au Comité de Course pour leur signifier mon abandon. Je note confusément l'heure et la position, incorrecte je m'en rendrai compte plus tard, règle mon réveil sur vingt autres minutes et je me rendors comme si de rien n'avait été, j'ai peur du lendemain.

Effacement de l'épisode, fuite dans mes rêves, dans un sommeil aussi profond que si j'étais encore en course, endolorissement des sens, anéantissement de ma frustration, mon désespoir.

Publié dans En course

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